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Eusebius et Florestan

Le Théâtre des Champs-Elysées célèbre Le Sacre du Printemps

11 Août 2013 , Rédigé par Eusebius et Florestan Publié dans #Saison 2012 - 2013

Le Théâtre des Champs-Elysées célèbre Le Sacre du Printemps

29 mai 1913 : création du Sacre du printemps d'Igor Stravinsky, dans une chorégraphie de Nijinsky, au Théâtre des Champs-Elysées. Inutile de s'étaler ici sur cette soirée qui a fait couler une quantité d'encre capable de faire déborder la Seine. Stravinsky choisit de faire franchir un palier supplémentaire à la musique. Le scandale sera verbal et physique. Un siècle plus tard, même lieu, même chorégraphie, calme plat, on applaudit poliment. Nijinsky laisse indifférent, alors Sasha Waltz a été chargée de faire danser le Sacre de 2013. Déception pour les connaisseurs de Pina Bausch, mais le féminisme de la lecture ne peut laisser de marbre. Laissons cependant les amoureux du ballet trancher et attardons-nous sur la musique.

Le Sacre est fêté avec deux chorégraphies différentes au cours de la même soirée mais avec un seul orchestre et un seul chef (qui le joueront d'ailleurs huit fois en trois jours!) : vous aurez deviné qu'il faut s'appeler Valery Gergiev pour diriger dans ces proportions. Si le "loup des steppes" dort en première partie (sans doute pour préserver la santé des musiciens : deux fois le Sacre dans la même soirée, il y a de quoi abîmer des tympans), il se réveille dans la seconde. La direction de Gergiev a évidemment lieu sous la contrainte de la chorégraphie et certaines pauses ou des choix de tempos s'en ressentent. Pas de quoi empêcher un chef avec une telle expérience de développer son argumentaire. Nulle trace de célébration du centenaire dans cette vision du Sacre, c'est en 1916 que nous entraîne Gergiev. La Suite Scythe de Prokofiev, créée cette année-là et elle aussi dans un scandale, est en effet partout présente dans la direction massive du maestro, qui plaque ainsi l'univers fantasmagorique de cette oeuvre sur le Sacre, pour un résultat saisissant. Les chocs sonores sont pareils à la collision de deux continents, dans une véritable tectonique des plaques. On en tremble.

Mais c'est dix jours plus tard que se révélera le Sacre centenaire. Très attendu, le chef et compositeur finlandais Esa-Pekka Salonen n'a pas raté son rendez-vous avec le chef d'oeuvre de Stravinsky. L'art de la direction de Salonen a trouvé dans le Sacre matière à parvenir à un aboutissement. Sculptant les sons comme l'eau sculpte la roche - écoutez la profondeur granitique qu'il donne aux pupitres des cordes ! - sa maîtrise de l'orchestre est toujours mise au service d'une tentative de recréation de l'oeuvre (le compositeur n'est jamais bien loin). Si la dimension violente du Sacre est constamment présente, la barbarie primitiviste des temps anciens laisse la place à celle du siècle qui vient de s'écouler (les deux Guerres Mondiales, le terrorisme, les guerres civiles, ...). Un siècle d'Histoire nous contemple et Salonen fait s'engloutir cette violence humaine, parfois à la limite du supportable, dans les profondeurs de la Terre. L'ombre d'Erda plane au-dessus des Rondes printanières (et voilà le chef fin prêt pour diriger le Ring). S'appuyant sur un orchestre monochrome (le Philharmonia Orchestra) et malléable à l'envie, Salonen abandonne la couleur pour travailler la matière d'un noir sonore. Ce noir n'a pourtant rien de morbide, sombre ou angoissant, il est éclairé et modelé par une lumière mettant en rapport notre intériorité et l'espace. A-t-on déjà entendu les trompettes bouchées du prélude de la seconde partie aussi surnaturelles et méditatives et une Danse sacrale aussi englobante? Et en effet, on écoute ce Sacre comme on contemple l'outre-noir de Pierre Soulages. De cette façon, Salonen fait de cette oeuvre une expérience unique et inattendue, parvenant à créer une dimension émotive qu'on ne s'attendait pas à trouver dans la musique. Cette lecture bouleversante et de bout en bout géniale de la partition fait bien de Salonen le plus grand interprète vivant du Sacre.

Quand vient le tour de Yannick Nézet-Séguin dix jours plus tard, c'est forcément un Sacre plus conventionnel que nous écoutons. Et pourtant, entendu avant celui de Salonen, nul doute qu'eut été reconnue sa haute valeur. Le chef québécois est à égalité sur la ligne de départ avec le chef finlandais : il faut faire avec la monochromie de l'orchestre. Mais là où Salonen choisit de travailler à l'infini sur le noir, Nézet-Séguin se contente de la grisaille de Rotterdam, et l'on peine à saisir la force du propos. L'intérêt de la lecture de ce dernier sera à rechercher du côté de la brutalité qu'il parvient à développer, s'appuyant en particulier sur des cuivres écrasants. Quelque peu minorée par des fortissimos sonnant un peu creux, cette direction brut de décoffrage et anguleuse organise un combat entre les plans sonores. La virtuosité de la baguette du chef empêchera pourtant que ne résulte de cette confrontation générale une violence destructrice. C'est davantage à une forme d'exaltation que nous convie le chef, qui nous rappelle avec bonheur à quel point cette oeuvre peut être enthousiasmante.

En fêtant les 100 ans de la création du Sacre du Printemps, le Théâtre des Champs-Elysées nous aura permis de redécouvrir à trois reprises une partition souvent jouée en concert et très enregistrée. Il faut même ajouter une quatrième redécouverte, puisque le théâtre de l'Avenue Montaigne a pour l'occasion, en partenariat avec l'INA, reporté au disque le Sacre que Pierre Boulez dirigea en juin 1963 (une célébration du cinquantenaire cette fois-ci) à la tête de l'Orchestre National de la RTF. Si l'on retrouve dans cette version la force d'analyse intellectuelle du chef et compositeur français, qui caractérisera tellement son enregistrement postérieur avec le Cleveland Orchestra chez Sony, on se surprendra à découvrir ici un Boulez faisant éclore toutes les forces de la nature, à l'aide d'une direction d'une clarté et d'une modernité toujours impressionnantes chez lui.

Et pour ceux qui souhaiteraient acquérir une version de studio de référence, jetez-vous sur l'enregistrement réalisé en 2006 par Esa-Pekka Salonen pour Deutsche Grammophon à la tête du Los Angeles Philharmonic. Lecture minérale, implacable et haletante, avec un chef qui cette fois-là joue à fond avec les couleurs de l'orchestre.

Reste à attendre la prochaine exécution du Sacre en concert, ce sera le 1er septembre prochain à la Salle Pleyel, les Berliner Philharmoniker seront dirigés par leur directeur musical, Simon Rattle. Attendons avec impatience.

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