copyright Philharmonie de Paris

En rugby, cela s’appelle réaliser un grand chelem : gagner ses 5 matchs du Tournoi des VI Nations. En musique, le terme reste à inventer : comment nommer les 5 concerts de l’intégrale des symphonies de Beethoven par les Berliner Philharmoniker dirigés par Simon Rattle à la Philharmonie de Paris ? Ce fut en tout cas une aventure inoubliable, qui nous replonge dans l’histoire privilégiée qu’entretient l’orchestre berlinois avec ce monument de l’histoire de la musique. Beethoven était en effet au programme du premier concert du Philharmonique de Berlin en 1882 sous la direction de Ludwig von Brenner, et le premier enregistrement de l’orchestre fut la Cinquième symphonie, en 1913 avec Arthur Nikisch. Le 15 octobre 1963, la nouvelle et désormais célèbre salle conçue par Hans Scharoun est inaugurée avec la Neuvième symphonie dirigée par Karajan. Ce dernier grava d’ailleurs à trois reprises l’intégrale des symphonies avec un orchestre dont il est directeur musical à vie, une par décennie à partir des années 60, de plus en plus ivre de son. Au tout début du XXIème siècle, c’est Claudio Abbado qui apporte sa pierre à l’édifice, en enregistrant sa vision renouvelée du cycle. La décennie 2010 sera marquée par de nouvelles tournées et un nouvel enregistrement (bientôt disponible) de l’ensemble des symphonies, cette fois-ci avec Simon Rattle. Quelle trace le chef anglais va-t-il laisser dans cette histoire déjà longue de plus de 130 années ? Les 5 concerts en 5 jours consécutifs donnés à la Philharmonie de Paris nous donnent des éléments de réponse, en attendant le recul nécessaire que nous apportera le temps.

Ce cycle Beethoven fait tout d’abord taire les habitués de l’indignation inutile regrettant que l’orchestre ne soit plus ce qu’il fut lors d’un prétendu âge d’or. La rengaine est connue, avatar d’un réflexe conservateur : Karajan ne valait pas Furtwängler, Abbado ne valait pas Karajan, Rattle ne vaut pas Abbado, et bientôt Petrenko ne vaudra pas Rattle… Les chefs passent mais l’orchestre reste le même : contrebasses impressionnantes (même lorsqu’elles ne sont que 3 comme dans la Symphonie no. 1 !), réflexes comparables à la vitesse de la lumière, énergie sans limite qui vous prend comme une lame de fond, fulgurance des attaques, densité du son, beauté confondante aussi, et une sonorité d’ensemble qui demeure caractérisée et donc reconnaissable. En quoi l’internationalisation des musiciens, désormais de 25 nationalités différentes, a-t-elle menée à une standardisation ? Quant à Rattle, il n’est en effet ni Karajan ni Abbado car il ne recherche tout simplement pas le même aboutissement stylistique, en terme de phrasés, de couleurs, de ligne, etc… Chaque directeur musical développe sa propre conception ? Comme c’est étonnant !

Celle de Rattle intègre le renouvellement stylistique apporté par Harnoncourt vis-à-vis des compositeurs de la fin du XVIIIème et du début XIXème, ce qui est particulièrement frappant dans la montée du contre-chant de l’Allegretto de la 7ème dont la variété de vibratos conduit à une troublante variété de sentiments, mais pas que ! Dans sa façon de pousser l’orchestre jusqu’au cri (les frottements harmoniques de la 3ème, le finale de la 7ème !), Rattle intègre également la révolution musicale expressionniste des premières décennies du XXème siècle. Son Beethoven peut ainsi être entendu comme une synthèse aboutie de la première et de la seconde « école de Vienne ». Au-delà de ces considérations, quel bonheur d’écouter un tel fourmillement de détails pensés qui jamais ne rompent la ligne ! Cette direction inconfortable, cette sollicitation de la structure, ce bondissement dynamique (la 4ème et la 8ème !), cette respiration frémissante (la Scène au bord du ruisseau de la 6ème baigne dans un climat irréel, l’indicible marche funèbre de la 3ème), cette prise de risque métaphysique (une 5ème d’anthologie, tout comme la 7), ne peuvent que susciter l’enthousiasme et l’admiration. Comme pour une grande victoire collective sportive, tout l'effectif a son temps de jeu pour participer véritablement à la fête : nous aurons ainsi pu profiter des trois Konzertmeistern. La 9ème est le couronnement de tout ce qui a été entendu les soirs précédents, apothéose de la joie de vivre.

Joie immense également de participer à cette aventure musicale hors du commun, avec déjà l’impatience de découvrir (peut-être) ce que sera le Beethoven de 2020 que Kirill Petrenko aura à charge de nous révéler.

Le Beethoven de la décennie 2010