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Eusebius et Florestan

Intégrale Chostakovitch par Gergiev : c'est fini

20 Février 2014 , Rédigé par Eusebius et Florestan Publié dans #saison 2013-2014

Intégrale Chostakovitch par Gergiev : c'est fini

Il aura fallu un an, un mois et une semaine à Valery Gergiev, et à son orchestre du Théâtre Mariinski, pour venir à bout de ce colossal chantier : quinze symphonies, deux concertos pour piano, deux pour violon et deux pour violoncelles, répartis sur huit concerts, dont certains d'une durée fleuve (2h30 de musique pour le premier par exemple). Mardi 18 février, à 22h30, salle Pleyel, alors que ce cycle s'achève, c'est donc le sentiment d'avoir participé à une grande et belle aventure qui prédomine. Encore mal-aimé à Paris il y a quelques années, Chostakovitch triomphe et s'impose définitivement comme un des compositeurs les plus fascinants du XXème siècle, défendu inlassablement par Gergiev, qui aura dépensé beaucoup d'énergie pour qu'il en soit désormais ainsi.

Alena Baeva : une découverte majeure

Cette dernière série de trois concerts de février 2014 (après deux en janvier 2013 et trois en décembre 2013), débutait par le très rare Concerto pour violon no. 2 en ut dièse mineur op. 129. Daté de 1967, ce concerto appartient à la dernière période créatrice de Chostakovitch, introvertie et attirée par le silence. Comme pour le premier concerto, son écriture doit beaucoup à son dédicataire, David Oistrakh, mais exerce encore aujourd'hui un impact moindre sur le public. Moins spectaculaire et moins séduisant mélodiquement que le premier, il n'en reste pas moins prenant dans la grande force intérieure qui s'en dégage et en particulier dans le dialogue saisissant entre soliste et timbales parcourant tout le finale. Ce concerto a trouvé en Alena Baeva la meilleure des avocates. Avec son tempérament de feu et sa puissante sonorité (jamais couverte par un orchestre comptant pourtant huit contrebasses!) la jeune violoniste russe de 29 ans nous entraîne avec passion dans les méandres d'une oeuvre dont elle ne fait qu'une bouchée et que l'on se surprend à avoir trop négligé. Décidément, la liste des jeunes femmes violonistes au talent sans limites ne fait que s'allonger. Espérons qu' Alena Baeva sera très vite de retour à Paris.

Intégrale Chostakovitch par Gergiev : c'est fini

Dans l'Histoire

La Symphonie no. 7 en ut majeur op. 60 n'a quant à elle pas de problème de popularité. Elle doit sa célébrité aux circonstances de sa composition : le siège de Leningrad par l'armée nazie. Ce symbôle de la résistance au fascisme hitlérien peut également être lu comme renvoyant dos à dos Hitler et Staline (Chostakovitch en aurait commencé la composition avant l'invasion allemande). Le moment le plus fort de la symphonie est constitué par une marche située au milieu du premier mouvement, basée sur un thème (emprunté à Léhar!) d'abord désinvolte et qui au terme d'un cheminement comparable à celui du Boléro de Ravel deviendra terrifiant. L'impact de cette marche d'envrion 12 minutes est tellement monumental qu'il a pour conséquence l'occultation du reste de la symphonie, pourtant la plus longue du compositeur, près d'une heure vingt. Le tempo relativement rapide pris par Gergiev fait qu'à la dimension violente de cette marche s'est superposé un sentiment de panique que l'on retrouve si peu dans bien d'autres lectures. Au-delà de la charge contre le nazisme, Chostakovitch décrit dans cette marche à quel point les pires idées et sentiments peuvent s'insinuer subreptiscement dans les esprits, aboutissant à la destruction de toute humanité.

Une Huitième symphonie d'anthologie

Le lendemain, lundi 17 février, la soirée débutait plus... légèrement, si l'on ose dire, avec la Symphonie no. 12 en ré mineur op. 112. Cette symphonie de (seulement?) quarante minutes n'est pourtant pas une bagatelle. Elle se veut célébration de l'esprit de la révolution de 1917, de "Pétrograd révolutionnaire", mais c'est davantage à un moment de musique sans programme auquel on songe en entendant un premier thème grave que l'on retrouvera sous toutes les coutures dans le finale, varié avec maestria et maîtrise sans faille de l'orchestre. Le ré mineur initial s'efface au profit du ré majeur pour finir dans une allégresse qui n'évite pas un brillant bruyant, heureusement gommé par la direction tranchante de Gergiev. Une symphonie qui s'écoute dans l'ensemble avec plaisir, comme un moment de relâchement bienvenue entre les deux monuments que sont les septième et huitième symphonies.

Ecrite deux ans seulement après la "Leningrad", la Huitième symphonie en ut mineur op. 65 est une des plus jouées de son auteur. La découpe en est très mahlérienne : un long premier mouvement de près d'une demi-heure, deux courts scherzos, un mouvement lent de dix minutes et un finale d'un quart d'heure. Sa tonalité et son premier thème empli du poids du destin ont poussé certains commentateurs à donner à la symphonie une parenté beethovénienne. Par son alternance de notes brèves et longues en montées et descentes, le thème initial, énoncé aux cordes, renvoie à celui qui débutait la Cinquième symphonie en ré mineur. Les cordes joueront un rôle de premier plan dans cette Huitième symphonie, en ouvrant et refermant seules l'ouvrage, et en sublimant le solo de cor anglais, tristanesque, vers la fin du premier mouvement. Au centre de l'oeuvre, le second scherzo fait toujours son effet, saisissant. Ecrit dans le style d'une toccata, il peut faire songer à un train lancé à vive allure à travers la Sibérie, avec en guise de trio un mélange de tambours et trompettes ridiculisant quelque parade militaire. Ces observations se retrouvent dans la direction très physique de Valery Gergiev, galvanisant son orchestre (avec un timbalier intenable!), créant des ondes de choc dévastatrices. Plus encore, remarquable est sa capacité à faire ressortir la construction d'ensemble, dans laquelle le finale, apparaîssant souvent comme peu inspiré, trouve enfin sa place pour se révéler pleinement émouvant, annonçant le Chostakovitch de la dernière période, à l'écoute du silence. Décidément, du très grand Gergiev, et un orchestre en pleine forme.

Qu'arrive-t-il à Vadim Repin ?

Le Concerto pour violon no. 1 en la mineur op. 77 entamait le dernier concert de cette intégrale. Grâce à sa très haute inspiration mélodique, à sa spectaculaire cadence et à sa variété de climats, ce concerto s'est imposé au répertoire "classique" de tout violoniste. Ecrit en 1948 conjointement à l'essor du jdanovisme, Chostakovitch dut ranger la partition dans un tiroir de peur de voir sa tête tomber pour formalisme. C'est en 1955 seulement que l'oeuvre pourra être créée, par le dédicataire, David Oistrakh, qui aura donc eu le temps de prodiguer ses précieux conseils au compositeur pour l'écriture de la partie soliste. Cette émulation entre compositeur et interprète aura ainsi abouti à un concerto qui met en valeur à la perfection toutes les capacités expressives du violon, en particulier dans la redoutable et monumentale cadence, qui semble élargir la taille de l'instrument. Au premier mouvement, un Nocturne fantomatique, succède un Scherzo "maléfique, démoniaque et épineux" (Oistrakh), tandis que la Passacaille trouve des accents romantiques avant que la fameuse cadence ne nous amène dans le tourbillon de la Burlesque conclusive, folle et grinçante. Rien de tout cela pourtant ne s'est retrouvé dans l'interprétation de Vadim Repin. Qu'est-il arrivé au grand violoniste russe? Problème de santé? Technique non exempte de reproches et mollesse expressive, il est très douloureux d'entendre un artiste de cette trempe se noyer dans une partition qu'il a pourtant défendue avec conviction plus avant dans sa carrière, certains critiques allant jusqu'à le considérer (excessivement sans doute) comme l'héritier de David Oistrakh. Las, ce soir-là, Repin semblait s'ennuyer, et nous avec lui, anesthésiant au cours de la cadence un Valery Gergiev faisant démarrer le timbalier trop tôt, avec pour conséquence un beau moment de cafouillage, le seul instant véritablement vivant dans cette (non-)interprétation. Soliste et chef tentent de se rattraper en bissant la Burlesque, sans parvenir à en trouver le rythme, piétinant au lieu de trépider. Beaucoup auront regretté à juste titre qu'Alena Baeva n'ait pas été la soliste de ce premier concerto.

Au-delà de la fatigue

L'entracte permettait de vite oublier ce faux pas et de nous préparer à terminer notre aventure avec la Symphonie no. 11 en sol mineur op. 103. Cette intégrale se concluait avec une oeuvre que Gergiev transcendait en septembre 2009 à la tête du London Symphony Orchestra, déjà à Pleyel. Est-ce ce souvenir inoubliable qui nous fait avoir quelques (infimes) réserves sur la Symphonie no. 11 version février 2014 à la tête du Mariinski? Il faut dire que les musiciens de l'orchestre russe (en particulier les cuivres) accusait ce soir-là des signes de fatigue, et comme on les comprend! Il faudra toute l'énergie de l'increvable Gergiev pour nous faire ressentir la force de cette symphonie. Intitulée "L'année 1905", elle rend hommage aux victimes du Dimanche rouge. Pourtant, l'année de composition, 1957, fait dire que Chostakovitch avait sûrement en tête la révolution hongroise de 1956 lorsqu'il écrivait sa partition (ce que confirment certains témoignages). Le premier mouvement, très statique, est imprégné d'une poésie qui fera voir à Anna Akhmatova un "vol d'oiseaux blancs dans un ciel noir". Le sentiment d'attente créé par ce premier volet ne donne que plus de force au deuxième, précipité en de titanesques chocs guerriers. Les deux derniers mouvements font particulièrement ressortir l'amplitude de l'écriture de Chostakovitch, qui contient la plus fine comme la plus brutale des nuances, avec toute la palette de nos sentiments. Si cette Symphonie no. 11 fait partie des grandes réussites du compositeur, c'est sans doute parce que Chostakovitch n'est jamais autant bouleversant que lorsqu'il traduit dans sa musique la révolte de l'individu face à l'asservissement.

De bout en bout passionnante, l'intégrale des symphonies et concertos de Chostakovitch signée Valery Gergiev et l'Orchestre du Mariinski nous aura permis de nous confronter à une musique en prise avec la violence de l'Histoire, se plaçant du côté de ceux qui la subissent. Loin des querelles entre tonalisme et atonalisme, Chostakovitch s'est forgé un langage bien à lui, d'une telle force expressive qu'aujourd'hui encore sa musique nous parle de nous, en prise avec le monde qui nous entoure. D'une esthétique souvent violente, son corpus symphonique est plein de ce sarcasme qui lui est si caractéristique, de cette ironie qui procède de la douleur. Et tout ceci, Gergiev nous l'aura fait ressentir.

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